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16 avril 2007

Sondages et Démocratie

Pour beaucoup de Français, les sondages, ce sont des enquêtes dont les résultats sont donnés par les médias et qui balisent les évolutions des intentions de vote pendant une campagne électorale. Autrement dit, sondage = sondage électoral. Et ils sont réalisés par des instituts spécialisés dont les noms sont assez connus : principalement IFOP, SOFRES, IPSOS, CSA, BVA, Louis Harris. En fait, les statisticiens formés pas l’ENSAE savent que cette représentation des sondages est très partielle. Même en période de campagne électorale, cette activité ne représente qu’une très faible minorité du chiffre d’affaires des instituts. Les sondages électoraux ne sont qu’une partie des sondages politiques, eux-mêmes éléments des sondages d’opinion ; lesquels sont généralement minoritaires dans l’ensemble des enquêtes de marché et de marketing. Cette représentation partielle des sondages est souvent comparée à l’image de l’iceberg dont la partie seule connue est celle qui est visible, laquelle cache une partie invisible dont elle est totalement solidaire.

Des chiffres pour le pouvoir, l’opinion et les médias

La plupart des sondages ne sont pas publiés. Même les sondages d’opinion, surtout lorsqu’ils sont destinés à éclairer le contexte de certaines décisions ou les stratégies de communication, sont loin d’être tous publiés. Et ce n’est évidemment qu’à partir de ce qui est publié que le grand public peut se faire une idée de ce que sont les sondages. Dans ce qui suit, nous limiterons notre regard aux sondages d’opinion, mais sans nous limiter aux sondages publiés.

Pour les initiateurs des sondages en France – incontestablement Jean Stoetzel et son équipe – l’objectif a tout de suite été d’éclairer, par des chiffres sur l’opinion, les questions politiques les plus importantes, intéressant à la fois le pouvoir, l’opinion publique elle-même et les médias. Dans notre « Histoire des sondages » (Odile Jacob, 2005) nous avons raconté la naissance des sondages en France. Et rappelé notamment que le premier sondage d’opinion de l’IFOP avait porté, en 1938, sur les accords de Munich entre la France et l’Allemagne. L’analyse de l’apparition et du développement des sondages dans le monde montre une forte corrélation entre société démocratique et existence des sondages d’opinion, existence impliquant publication. Pour l’Europe, le sondage au Portugal, en Espagne et en Grèce, a été lié à la disparition des régimes dictatoriaux dans ces pays. Il y a de même d’autres cas dans le monde. Actuellement, dans le contexte politique très particulier de la Chine, le sondage est en principe autorisé mais tout le dossier technique, à commencer par le questionnaire, doit faire l’objet d’un visa préliminaire et d’une autorisation de l’Administration.

Une corrélation entre existence des sondages et démocratie

Nous allons examiner, pour la France, les principaux éléments des relations entre les sondages d’opinion et la démocratie, à partir des rapports de ces sondages avec les principaux acteurs du jeu démocratique que sont les citoyens, les décideurs, les médias, sans oublier les statisticiens.

Que cherche le citoyen dans la lecture des résultats de sondage ? Il a plusieurs motivations. On peut dire d’abord que le sondage aide chacun à mieux comprendre l’univers dans lequel il vit, notamment à propos des questions controversées. Il est intéressant de savoir par exemple quels sont les avis des Français sur les propositions des candidats à l’élection présidentielle : combien sont pour telle ou telle proposition et combien contre ? Combien d’indifférents ? Au-delà du combien, c’est la question : qui ? Dans quelle mesure les jeunes ont-ils des opinions différentes de celles de leurs aînés ? Les femmes par rapport aux hommes ? Etc.

De la compréhension du monde dans lequel on vit, on passe assez vite à une autre fonction du sondage, celle du miroir. En lisant les tableaux successifs d’un sondage, parfois agrémentés de graphiques – le fameux camembert, toujours populaire, qui aide à visualiser les pourcentages – je cherche dans quelle case de chaque tableau se trouve mon opinion. Je peux ainsi me situer par rapport aux autres Français : suis-je dans un groupe d’opinion majoritaire ou minoritaire ? En prenant la lecture des tableaux dans un autre sens – et à condition que ces tableaux soient assez complets et assez détaillés, je peux chercher quelles sont les opinions des gens qui me ressemblent, par exemple par l’âge ou par le milieu social. L’une des définitions de la personne cultivée, c’est celle qui sait se situer par rapport aux autres. La lecture des sondages peut être un élément important de culture personnelle et de réflexion, donc aussi de formation de la personnalité et de ses opinions.

Comprendre la société, se comparer à ses semblables

Un autre attrait est assez spécifique du sondage : c’est son caractère chiffré et même un peu mythique. Comment peut-on arriver à chiffrer la diversité des opinions avec seulement 1000 personnes, parfois moins ? Autrefois on disait : « c’est vrai puisque c’est dans le journal ». On le pense toujours, mais avec le sondage on dit maintenant : « c’est vrai puisque c’est chiffré ».
Enfin, s’agissant du sondage électoral, on a beau répéter qu’un sondage n’est pas une prévision mais une photographie à un moment donné, - par parenthèse, les journalistes et les patrons de médias ont mis plusieurs dizaines d’années à le comprendre – la lecture d’un sondage a toujours un petit goût d’anticipation ; la question étant « si telle élection avait lieu dimanche prochain… ». Ici le regard du citoyen peut rejoindre celui du statisticien, dans la mesure où cette dimension temporelle de la lecture des chiffres permet des interprétations en termes d’évolution. On sait d’ailleurs que, spécialement en matière d’opinion, le niveau d’un pourcentage n’a pas de signification en valeur absolue, cependant que les évolutions peuvent être significatives ; sous réserve des marges d’incertitude : + ou – 1% ou 2% par rapport à la vague précédente n’a en général pas de signification. On sait aussi qu’autour du seuil de 50% on ne peut pas toujours se fier à la supériorité réelle d’un 51% ou 52% .

Amplification des majorités ou vote stratégique ?

Une question souvent posée est de savoir si la lecture des sondages influence le vote des électeurs. Il y a peu d’études sur cette question, laquelle est d’ailleurs techniquement difficile. On cite souvent, d’après les études américaines, deux types d’effets : celui qui consiste à voler au secours de la victoire (effet dit « bandwagon ») et inversement le désir de soutenir un minoritaire (effet dit « underdog »). Sur un plan plus qualitatif, certains politologues ont mis en évidence ce qu’ils ont appelé le « vote stratégique », qui consiste à voter selon un choix autre que son véritable choix, avec l’intention de faire évoluer tel ou tel score révélé par le sondage ; c’est le cas par exemple d’un électeur mécontent qui vote pour l’extrême droite avec l’intention de sanctionner les partis de gouvernement ? Nous avons aussi une hypothèse selon laquelle lorsqu’un mouvement d’opinion apparaît pendant une campagne par les sondages, les publications de sondages peuvent conduire à accélérer cette tendance. Ainsi lorsque A et B, de la même famille politique, changent d’ordre, A dépassant B alors que B devançait A, la suite des publications de sondages tend à accentuer l’avance du nouveau leader A. Bref, les sondages publiés peuvent influencer les intentions de vote ; mais c’est difficile de dire a priori dans quel sens.

Le sondage et le décideur : gérer une image

En matière de sondage, et plus spécialement de sondage d’opinion, qui est le décideur ? On peut dire, puisque le sondage ne peut se faire que s’il y a un budget, que le décideur, c’est celui qui paie les frais du sondage. Il peut cependant arriver que le payeur et le décideur soient plus ou moins différents. Ici, par décideur, nous entendrons celui qui va utiliser les résultats du sondage pour des décisions qui lui sont propres. On peut d’abord rappeler que dans le secteur des études de marché et de marketing, il y a des thèmes d’opinion importants pour lesquels le sondage joue un rôle difficile à remplacer. Ce sont surtout les questions d’image, principalement images de produits et de marques. Depuis quelques années, le thème de la responsabilité sociale de l’entreprise (RSE) conduit également à des études d’image et d’opinion, pour évaluer l’impact des actions menées à ce titre ; c’est alors plutôt l’image d’ensemble de l’entreprise (corporate image) qui est concernée. Dans le domaine politique, la plupart des décideurs, au plus haut niveau, affectent d’habitude de ne pas tenir compte des sondages. Mais on sait que non seulement ils ne peuvent ignorer les sondages qui paraissent dans la presse, mais que, quand ils le peuvent, ils entretiennent des outils d’enquête permanents, à leur usage exclusif, et dont les résultats ne sont pas publiés.

Démocratie participation par procuration

De nos jours, dans les pays occidentaux démocratiques et notamment en France, l’opinion joue un rôle important, et qui a tendance à croître, dans le fonctionnement social et politique du pays. Beaucoup de décisions, surtout les plus importantes, ne peuvent être prises que si l’opinion publique – au moins une majorité d’entre elle – est a priori d’accord. Plus largement, on peut observer que le sondage est l’un des outils, pas le seul, de nouvelles formes de gouvernance participative. Au point que l’on parle de crise de la démocratie représentative (celle des élus) et d’exigence croissante de débat public sous la pression d’une demande sociale des citoyens. En 2005 et 2006, on peut citer les mesures prises pour diminuer la consommation de tabac, et l’action en manière de circulation routière, comme des chantiers de réforme qui ont assez bien rencontré les opinions et les comportements du public. En revanche, l’expérience avortée du CPE a été un cas de mauvaise gestion des relations du pouvoir avec l’opinion.

Les décideurs, tant du secteur public que du privé, ont maintenant dans leur état-major au moins une personne compétente pour s’occuper des sondages d’opinion. Cette personne peut ne pas être à temps complet sur cette fonction. Mais elle fait normalement partie d’équipes plus larges chargées de conseiller le décideur dans ses politiques et ses actions de communication. Dans les années qui viennent, se développeront sans doute d’autres outils que le sondage pour prendre en compte les opinions publiques. Il s’agira, dans le courant d’une démocratie participative, de bien articuler et accompagner les phases successives d’information, de consultation, de concertation, et finalement de participation du public aux décisions d’intérêt collectif.

Une source d’informations pour les médias

Pour les médias, du moins tous ceux qui vivent en totalité ou en partie des ressources venant de la publicité – ils sont nombreux et pèsent lourd dans l’économie des médias – les sondages, ce sont d’abord les enquêtes d’audience. L’interprofession concernée – les médias, les annonceurs, les agences de communication – est arrivée depuis les années 50, selon des formes institutionnelles et des techniques d’étude qui ont varié, à se mettre d’accord sur des outils de mesure des audiences pouvant servir à fixer des tarifs pour l’insertion des messages publicitaires dans les médias. Bien sûr, ces tarifs peuvent faire l’objet de négociations et entre vendeurs (les médias et leurs régies publicitaires) et acheteurs « d’espace » (les annonceurs, en général relayés par leurs agences de communication). Car les recettes publicitaires sont vitales pour tous les médias concernés.
Ce qui veut dire que, pour avoir de bonnes statistiques d’audience, il faut comme pour les produits de grande consommation, une bonne stratégie et un bon marketing. Ce qui peut passer par des sondages d’opinion, notamment pour piloter les changements de formule des produits.

En outre, une partie des médias – pas tous – souhaitent être présents dans le domaine des sondages politiques, notamment par des baromètres d’intentions de vote en période électorale. Les médias les plus importants et les plus motivés par cette orientation financent des programmes de sondage dont ils publient les résultats, dans le cadre d’une clause d’exclusivité de la part de l’institut de sondage. Il arrive aussi que le financement d’un sondage électoral soit partagé entre plusieurs médias non concurrents, par exemple un magazine, une chaîne de radio et une chaîne télévisée. Il est aussi usuel que le sondage « exclusif » FIGARO – SOFRES ou PARIS MATCH-IFOP par exemple, soit repris et commenté par d’autres supports. Le financeur exclusif initial souhaite d’ailleurs beaucoup ces reprises, qui sont des facteurs de notoriété et d’image. A la limite, mais c’est une situation rare, le titre financeur initial et exclusif espère que le sondage va apporte une information importante et inédite, susceptible d’être reprise non seulement en France mais dans le monde entier. Il en fut ainsi d’un sondage FIGARO-SOFRES de 1969, qui annonçait la démission très probable du général de Gaule comme président de la République Française.

Questions orientées, méthodes déontologiques

Une question souvent posée est celle de l’influence possible de l’orientation politique du journal ou du magazine sur les sondages qu’il finance. Est-ce que par exemple les sondages de l’Humanité – il y en a – sont une vitrine pour les positions du Parti communiste ? Ou que tel titre proche de l’extrême droite véhicule, dans ses sondages, les thèses de Jean-Marie Le Pen ? A cette question, la réponse est nuancée mais assez claire. S’agissant des thèmes de sondage, il est normal que les choix se situent dans les préoccupations et la culture du média et de son audience. Mais concernant les outils et les méthodes d’enquête, notamment le questionnaire, la déontologie du sondage impose qu’ils ne soient pas orientés, et qu’ils donnent l’égalité des chances aux diverses opinions possibles, notamment favorables vs défavorables à telle ou telle position.

La question est également parfois posée de la neutralité des instituts de sondage : tel institut serait-il de droite et tel autre de gauche ? Dans le cas des instituts français, la réponse à cette question est négative. Les instituts souhaitent d’ailleurs, en général, avoir parmi les médias des clients de diverses tendances. Il n’est pas interdit par la déontologie de faire des sondages pour des clients qui seraient concurrents entre eux. Des clauses d’exclusivité, totale ou partielle, peuvent cependant être prévues contractuellement. Le premier devoir du statisticien, c’est évidemment de faire du bon travail. Et, en principe, l’institut de sondage doit être transparent pour ses clients. Ceux-ci doivent avoir possibilité d’accès, en temps réel, aux différentes phases du travail d’enquête et notamment aux contrôles du recueil des informations sur le terrain.

Une exception majeure à cette règle porte sur les noms, adresses, numéros de téléphone des personnes interrogées, ainsi que sur les autres informations personnelles recueillies par l’enquête. Le code de déontologie des sondages – version internationale ESOMAR – précise en effet que ces informations ne doivent pas être fournies au client de l’enquête. Aux personnes interrogées l’enquêteur doit en effet expliquer que les réponses à l’enquête sont confidentielles. Le statisticien responsable d’un sondage doit donc gérer toute une chaîne de « secret statistique », l’obligation de secret sur les informations individuelles s’étendant à toutes les personnes de l’institut d’enquête susceptibles d’avoir connaissance des informations individuelles. Il faut en effet que les personnes interrogées ne puissent pas être de nouveau sollicitées par d’autres démarches à la suite de l’enquête, par exemple par des propositions commerciales en rapport avec le thème de l’enquête et les réponses au questionnaire.

Biais, incertitude, etc. : les responsabilités du statisticien

Le statisticien d’enquête est également responsable de la qualité des résultats. La conception, puis la réalisation du sondage exigent de faire d’abord la chasse aux biais de différentes natures : imperfections du plan de sondage, formulation de certaines questions…Ensuite, on sait que par construction tout résultat de sondage est affecté d’une marge d’incertitude que, dans la théorie et la pratique du sondage probabiliste on appelle « erreur aléatoire ». Le mot erreur étant très fort, nous conseillons, surtout dans les relations avec des clients et utilisateurs peu avertis, de parler plutôt de « marge d’incertitude ». Le statisticien d’enquête doit informer son client de l’existence et de l’ordre de grandeur de ces marges. En cas de publication de résultats dans les médias, notamment pour des sondages électoraux, le statisticien doit se sentir responsable de la présentation matérielle des résultats, avec tableaux et s’il y a lieu graphiques illustratifs. La précision – ou plus souvent l’imprécision – du sondage doit également être évoquée pour le lecteur ou l’auditeur des résultats.
Le statisticien doit aussi assister le client pour la publication d’une fiche technique – obligatoire pour les sondages électoraux contrôlés par la Commission des sondages – donnant les principales informations sur les conditions de réalisation du sondage. C’est encore au statisticien d’enquête que revient, en cas de sondage « en rapport avec des élections » d’assurer les rapports techniques, et s’il y a lieu déontologiques, avec la Commission des sondages. Quant au rôle du statisticien comme assistant et conseil du client pour l’utilisation des résultats des sondages d’opinion, il peut être très variable et aller du simple commentaire des tableaux (« on voit que… ») à l’établissement d’une stratégie, d’un plan d’actions et/ou de communication. Ce travail d’après sondage doit évidemment être prévu contractuellement à l’avance.

Des perspectives à la mesure d’une démocratie adulte

Dans les pays démocratiques, l’opinion publique joue un rôle politique de plus en plus important. Cette tendance se poursuivra, et conduira probablement, sinon à des changements institutionnels de la gouvernance, du moins à faire évoluer les pratiques des relations entre une démocratie représentative et une démocratie participative. Ce rôle accru de l’opinion publique entraîne pour les décideurs le besoin de mieux la connaître. Compte tenu du fort courant – pas seulement en France – de décentralisation de la vie économique, sociale et culturelle, selon une fonction de contrepartie, et même de contrepouvoir, à la mondialisation - la demande de sondages d’opinion va continuer à augmenter. Les techniques d’enquête évoluent aussi. Au sondage classique s’ajoutent diverses variantes ou formules permettant de mieux encore faire participer le public à la vie de la Cité.

Dans tout cela, le métier de statisticien d’enquête continuera à être intéressant, varié et attractif. Sans parler des métiers connexes en direction de la statistique mathématique et des analyses de données, de l’informatique et de la gestion des bases de données, du calcul économique et de la finance, du marketing et de la publicité, du management et de la stratégie, des sciences politiques et de l’engagement politique. Bref, l’avenir des jeunes formés entre autres par l’ENSAE nous parait heureusement et largement ouvert, dans de nombreuses orientations et notamment à partir des sondages.

Jacques ANTOINE, ENSAE 1953, Professeur honoraire au
CNAM

Autrice

Jacques Antoine (1953)

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