L’insuffisante régulation des agences de notation
Les agences de notation sont devenues des acteurs incontournables des systèmes bancaires et financiers. Pourtant, le renforcement de leur rôle, qui renforce les enjeux systémiques des notes émises, ne s’est accompagné d’aucune réflexion de fond sur l’adaptation des règles régissant les pratiques des agences.
Variances : À l’origine, à quel besoin les informations fournies par les agences de notation répondaient-elles ?
Patrick Sommier : À l’origine de leurs activités, les agences de notation ont eu pour mission essentielle de noter les émissions obligataires des grandes entreprises (« les corporates »), à la demande de ces dernières. La motivation de la démarche du demandeur est toujours la même, quel que soit le demandeur de la délivrance d’une note – que ce soit des États, des grands corporates, des banques ou établissements financiers, des collectivités locales, des entreprises publiques, et qu’il s’agisse de produits structurés, des titrisations ou de financements de projets, etc. Ces raisons sont principalement de trois ordres :
1) Trouver un financement que le financement bancaire classique ne peut ou ne veut offrir (ou qu’il peut offrir, mais à des conditions financières jugées trop onéreuses par le demandeur). Dans ce cas, le schéma classique du crédit est hors course ;
2) Répondre aux règles d’engagement des investisseurs (que ce soit des banques, des compagnies d’assurance, des institutions mondiales, etc.), qui exigent en général que leur portefeuille réponde à certains critères de qualité (qualité individuelle, qualité globale) dans les bilans de fin d’année ou en cours d’année. Le critère utilisé par ces investisseurs étant le niveau de rating externe, la note fournie par les agences est un pivot de ce processus ;
3) Convaincre les investisseurs à long terme qu’ils seront payés de leurs intérêts chaque année et du capital à l’échéance. Cette échéance peut être lointaine, voire très lointaine (en France, l’État peut émettre pour des durées allant jusqu’à 50 ans). Cela suppose donc que les notes puissent être réactualisées chaque année, dans un sens ou dans l’autre (rehaussement ou abaissement en fonction de l’évolution du risque à long terme de la contrepartie), de façon à ce que ces investisseurs puissent arbitrer et décider s’ils gardent jusqu’à son échéance finale le papier engrangé dans leur bilan, ou s’ils préfèrent le vendre sur un marché de gré à gré organisé et donc liquide.
V. : Pour les banques, quelle est l’utilité des notes ?
P.S. : L’utilité des notes fournies par les agences est relative et variable à la fois selon la clientèle notée et selon la typologie des investisseurs.
Pour les investisseurs bancaires qui veulent nourrir leurs portefeuilles d’investissement (spread portfolio) via les salles de marché, les notes des agences sont essentielles à la prise de risque de principe et au volume de risque pris. A cette fin, les banques utilisent d’ailleurs le plus souvent deux notes, fournies par deux agences différentes, plutôt qu’une seule. Elles s’assurent ainsi que la note reflète un consensus de place. Il en est souvent de même pour les investisseurs institutionnels non bancaires ainsi que pour les grands corporates, placeurs de leur trésorerie excédentaire, qui ne disposent pas de service d’études spécialisés en analyse de risque. Les règles internes d’investissement limitent en effet généralement les engagements sur les notes les plus risquées, dites « speculative grade », ou excluent simplement la prise de risque en l’absence de notes.
Un maillon fondamental de la chaîne financière
En France, l’importance des notes est cruciale pour la prise de risque sur les États et sur les grands corporates. Elle est moindre pour la prise de risque sur les banques. Elle est très marginale pour la prise de risque sur le secteur public local (moins de 100 notations existent sur ce secteur, pour environ 50 000 collectivités en Europe) ; elle n’a pas beaucoup d’importance pour les financements de projets, par exemple.
V. : Les directions des engagements qui utilisent les notes fournies par les agences ont-elles un bon recul sur la signification de ces notes, et sur les méthodologies employées par les agences pour les obtenir ?
P.S. : La Direction des Risques d’une banque a plutôt tendance à prendre les notes des agences comme un confort de ses propres analyses ou d’analyses externes (réalisées périodiquement par la Banque Mondiale, l’OCDE, la Coface, les Nations-Unies, etc.), mais avec aussi une certaine suspicion. Certaines banques ont en effet pu être échaudées, soit par des variations brutales de notes (qui remettent en cause l’analyse réalisée à l’origine par l’agence de notation), soit par des défaillances largement inattendues (qui remettent en cause les probabilités de défaut liées théoriquement aux échelles de notation). On ne peut pas dire que les déconfitures du Crédit Foncier, de Parmalat ou de l’Argentine aient été bien reflétées à l’avance dans les notes actualisées de ces emprunteurs.
L’indépendance en question
On touche ici les questions qui interpellent sur le rôle des agences. Faute de commande explicite d’un client, les agences ne peuvent délivrer de notes publiques, même si la pratique du shadow rating (pratique consistant à calculer une note pour la contrepartie et à la lui communiquer, mais à ne pas la publier, ndlr) s’est développée au détriment de la transparence de marché. Les notes sont ainsi demandées par les emprunteurs, payées par eux, pour en tirer avantage à leur profit. Le plus souvent il s’agit d’exploiter le placement et la marge réalisés, parfois le but est simplement médiatique, comme ce fut le cas pour certaines collectivités locales françaises (Boulogne-Billancourt, Aubagne, certaines régions françaises, la Polynésie Française). Dans tous les cas, le contexte de la demande de note a potentiellement un impact sur sa valeur…
De surcroît, pour les banques, de nombreux points restent obscurs : les méthodologies, les normes internes des agences, les règles de détermination des notes, le fonctionnement des comités de notation des agences sont pour le moins abscons, et aucune grille de lecture synthétique n’est disponible. Rien, par exemple, qui indiquerait que tel niveau d’EBITDA contribue à telle hauteur à la notation, que le ratio dettes/fonds propres la dégrade de tant, que le niveau d’endettement rapporté au PIB vaut tant, que la durée du papier est pénalisée par tant, que la liquidité à long terme du papier est pénalisée par tant… Par ailleurs, même les meilleures méthodologies au monde ne pourraient atténuer la malversation dans les bilans ou l’accélération dans l’endettement reflétée avec retard.
V. : Les notes disponibles sur le secteur public vous semblent-elles pertinentes, en particulier au regard des spécificités de ce secteur ?
P.S. : S’agissant des collectivités locales dans le monde, les notes des agences reflètent assez bien le niveau de risque observé, et il n’y a pas beaucoup d’écart entre les notes internes délivrées par les banques ou les compagnies d’assurance monolines américaines et les agences. Mais les agences ont plus de mal que les banques à appréhender les risques satellitaires des collectivités, ainsi que son risque « qualitatif » (environnement économique, politique, gouvernance, etc.).
Un « service public bancaire » non régulé ?
V. : Comment la réforme Bâle II permet-elle, selon vous, de mettre en perspective les notes des agences de notation ?
P.S. : À mon avis, de telles précisions méthodologiques auraient dû être exigées par les régulateurs avant de confier aux agences de notation, dans le cadre de Bâle II, un rôle aussi important. Alors que le conflit d’intérêt est connu depuis longtemps, puisque les agences interviennent comme conseil très proche lors du montage de produits structurés puis comme noteur. Il n’est pas résolu et rien ne semble avoir été fait pour le pallier. Les débats actuels sur la crise du subprime s’en ressentent, d’ailleurs.
Il aurait été intéressant, par la même occasion, de poser des interrogations de fond sur le positionnement et le rôle systémique des agences de notation, et d’y répondre, avant de leur confier une sorte de mission de « service public bancaire » :
- L’actualisation des notes et leur périodicité devraient dépendre d’une autorité régulatrice indépendante des agences, qui aurait le pouvoir d’orienter leurs actions (périodicité de renotation en période trouble, par exemple) et le devoir de publier des informations sur les incidents de paiement. Cette autorité pourrait par exemple être financée par une taxe sur le marché ;
- Le risque (systémique ou non) de liquidité en cours d’émission ou à l’expiration devrait être noté à part, dans une note spéciale délivrée par les autorités de marché.
La responsabilité des autorités de tutelle vis-à-vis des agences de notation mérite indéniablement d’être éclaircie, ou à tout le moins renforcée : cela irait dans le sens d’une meilleure transparence du marché de la notation.
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