Perspectives démographiques : le retour du risque vieillesse ?
Introduit à la libération dans le vocabulaire de l'assurance sociale, le terme de risque vieillesse a largement perdu de sa pertinence initiale. La vieillesse n'est plus ce risque, passé un certain âge, de ne plus pouvoir subvenir à ses besoins par son propre travail et de tomber par là dans la pauvreté, risque que visaient à couvrir les premiers systèmes de retraite. Entrée dans la vieillesse et sortie du marché du travail sont désormais déconnectées. La couverture du risque vieillesse s'est transformée en socialisation d'un droit au repos, ouvert à un âge de plus en plus précoce, tandis que l'allongement de la durée de vie et l'amélioration de l'état de santé ont fait progressivement reculer l'âge d'entrée dans la véritable vieillesse. Et il est également courant de souligner à quel point la situation relative des plus âgés s'est améliorée sur la période . Même si ce dernier constat doit être nuancé, car les revenus des retraités restent eux même très dispersés, force est de reconnaître que le centre de gravité des risques sociaux s'est plutôt déplacé, depuis les années 1970, vers les tranches d'âge actives, avec la montée du risque de chômage.
C’est donc d’une autre façon qu'on est maintenant tenté d'associer ces termes de risque et de vieillesse, sur un registre qui est devenu d'ordre macro-économique ou macro-social. L’enjeu est désormais le vieillissement collectif, et son interaction avec ces systèmes de protection de la vieillesse mise en place depuis cinquante ans. Ce vieillissement annoncé pour les cinquante années à venir risque-t-il de conduire ces systèmes à l'insolvabilité ? Ceci risque t-il, par diffusion, d'affecter l'ensemble de l'équilibre et de la croissance économiques ? Avant d'aborder ces questions, on va d'abord revenir sur l'ampleur et la nature de ce vieillissement.
Le vieillissement démographique : de quoi parle-t-on ?
La nature et les origines du vieillissement démographique soulèvent diverses controverses. Un premier débat porte sur le choix même du terme de vieillissement, auquel on reproche sa connotation négative, et la confusion qu’il véhicule entre l'âge de l'état civil et l'appartenance à la vieillesse. Cette objection est légitime, on vient précisément de mettre en exergue la relativité des âges de la vie sitôt que l'on raisonne sur une perspective historique longue.
Mais elle ne doit pas conduire à dénier toute réalité au phénomène. Même si l'âge de l'état civil n'est pas un repère fixe du passage à la vieillesse, on ne peut passer à l'extrême inverse et contester qu'il est un facteur explicatif important pour un certain nombre de comportements ou caractéristiques individuelles, tels que la dépense de santé ou les situations de dépendance. C’est donc un point de départ naturel de tout exercice de prospective que de voir ce qui arriverait "si" ces comportements par âge étaient appelés à se maintenir à l'identique au cours des prochaines décennies. Cette démarche est tout particulièrement légitime en matière de retraite, où le rôle de l'âge est fixé institutionnellement. Il se peut que, demain, le lien entre âge et statut de retraité ne soit plus du tout le même qu'aujourd'hui. Mais s'il en sera ainsi, ce sera précisément parce que des projections de ratio de dépendance à âge de retraite donné auront conduit à préconiser ce changement: les raisonnements sur le taux de soixante ans et plus ou sur leur rapport aux 20-60 ans ont donc leur indiscutable utilité.
Quelle est alors l'évolution de ce ratio ? A hypothèse démographique réaliste, c'est à dire une stabilisation de la fécondité à son niveau actuel,
Vieillissement et tendances de la fécondité : un lien mal compris
On sait qu'il y a une tradition française d'attention aux mouvements de la natalité, particulièrement lorsqu'elle baisse. Cette tradition a longtemps conduit à voir dans la sous-fécondité actuelle le facteur principal du vieillissement, ce qui a eu un effet pervers puisque cela a conduit à penser que les incertitudes sur la fécondité future interdisent toute prospective démographique fiable. Cette vision du processus de vieillissement est inexacte. Il est certes indéniable que le vieillissement serait plus faible, à très long terme, si la fécondité remontait au seuil de remplacement des générations ou si, solution alternative, on demandait à l'immigration de venir compenser ce déficit de renouvellement des générations. Mais pour que le vieillissement soit totalement évité, ce sont des évolutions bien plus radicales qu'il faudrait envisager, et clairement au-delà de l'intervalle d'incertitude sur le niveau de la fécondité. Il faudrait pour cela que se réécrive à l'envers l'histoire de la fécondité des cinquante dernières années et que l'on revienne aux niveaux maximaux atteints durant le baby-boom.
Ceci ne se borne pas à être invraisemblable. Il est également certain que ce n'est pas souhaitable. Cette remontée devrait en effet être définitive, car éviter le vieillissement par gonflement du nombre d'actifs suppose que celui-ci soit cumulatif, des générations d'actifs de plus en plus nombreuses étant, à chaque période, appelées à financer les retraites de retraités eux-mêmes de plus en plus nombreux : doublement de la population d'ici cinquante ans, quadruplement sur un siècle. Le même argument conduit à récuser l'idée d'éviter le vieillissement par les flux migratoires, solution qui aurait d'ailleurs vite fait d'épuiser le réservoir mondial en migrants potentiels.
Le rôle de l’allongement de la durée de vie
Pour mieux écarter ces fausses pistes, l'analyse des facteurs du vieillissement doit donc être formulée autrement, et remise sur ses pieds. Le point de départ est de considérer qu'il existe une trajectoire de vieillissement normal ou incompressible, celle qui est due à l'allongement de la durée de vie de générations se reproduisant à l'identique. Cette tendance a été contrecarrée pendant plusieurs décennies par l’effet du baby-boom mais, sauf à admettre que la croissance démographique puisse être indéfinie, on doit ensuite revenir à ce cours normal, et de manière accélérée.
De fait, c’est bien ce « rattrapage » d’un vieillissement tiré par l'espérance de vie qui explique l'essentiel du vieillissement attendu sur les décennies à venir. Ce processus a commencé dans les années 1970 si on raisonne en termes d'âge moyen, puisque c'est à cette période que les premières générations du baby-boom ont commencé à franchir le seuil de la quarantaine (figure 1). Il s’amorcera autour de 2006, et jusque vers 2035, si on raisonne en termes de ratio des 60 et plus aux moins de soixante ans (figure 2), ou environ vingt ans plus tard si on raisonne sur un seuil d'âge
Pour ce qui est du rôle de la fécondité actuelle et future, le fait qu'elle se situe en dessous du seuil de remplacement nous fera passer à long terme au-delà de ce vieillissement normal, comme le montre la comparaison des scénarios présentés sur les trois graphiques. L'effet est loin d'être négligeable, surtout à très long terme, et justifie de ne pas négliger ces évolutions de la fécondité. Mais la remontée de la fécondité au seuil de remplacement ne résout qu'une partie du problème. Encore une fois, elle ne peut faire plus que nous ramener à ce processus de vieillissement normal. Au total, la question du risque démographique n'est pas de savoir quelle est la probabilité pour que vieillissement il y ait. Son intensité exacte reste certes incertaine, mais le fait qu'il doive y avoir vieillissement est peu discutable. La question est de savoir à quoi ce vieillissement risque effectivement de nous conduire.
Quels risques pour la performance économique globale ?
Un amalgame est souvent fait entre deux discours sur le vieillissement : le discours relatif aux conséquences de ce vieillissement pour la retraite ou la protection sociale, et un discours plus large relatif aux effets défavorables du vieillissement pour l'ensemble de la performance économique. Cet amalgame est dommageable, car il conduit souvent à penser que la réfutation du second discours vaut aussi réfutation du premier. Or les deux problèmes sont d'ordre différent. On peut se démarquer du démo-pessimisme et considérer que les effets des évolutions démographiques sur la protection sociale sont néanmoins une question légitime qui appelle une réflexion spécifique.
Sur les effets négatifs globaux du vieillissement, le débat renvoie à l’opposition traditionnelle entre visions malthusiennes et populationnistes des interactions démo-économiques. La croissance démographique est-elle une charge et un frein à la croissance économique, parce qu'elle rend les ressources non humaines relativement plus rares, ou est-ce au contraire le facteur humain qui est le moteur principal de la croissance, ce qui plaide pour une population jeune à renouvellement rapide ?
L'observation empirique n'a jamais permis de trancher entre ces deux visions extrêmes, et conduit plutôt à voir la croissance ou les structures démographiques comme relativement neutres vis-à-vis de la performance économique, au moins dans un large domaine de variation de ces structures démographiques. Rien ne permet en tout cas d'affirmer que c'est la croissance démographique rapide du baby-boom qui a été le moteur de la croissance des trente glorieuses. La causalité a plus probablement été inverse : c'est l'expansion économique continue qui a fait se prolonger sur plus de vingt ans l'augmentation de la fécondité de l'après-guerre. Et rien ne permet non plus de prévoir une baisse de revenu moyen de la population ou un freinage significatif du produit par tête face à l’évolution du ratio de dépendance : un très faible niveau de progrès de productivité peut a priori suffire à compenser l’alourdissement du poids des inactifs, qu’ils soient jeunes ou vieux.
Vieillissement, retraite et autres dépenses sociales
La vraie nature des risques portés par le vieillissement collectif est donc ailleurs : elle ne concerne pas le niveau de richesse moyen, mais les modalités de son partage entre actifs et retraités, et les certitudes sont ici bien plus fortes. En matière de retraite, et
La solution de la hausse des prélèvements ne va pas de soi, même en régime de croissance, sachant que les systèmes de retraite ne seront sûrement pas les seuls à appeler, demain, à des hausses d'effort contributif. Pour conserver le vocabulaire du risque, on peut dire que ce serait prendre un risque élevé de préaffecter à la retraite l’ensemble des éventuelles marges de manœuvre en matière de prélèvements sociaux. Les dépenses de santé, quoique nettement moins sensibles au vieillissement que les dépenses de retraite, risquent de connaître elles aussi une dynamique de croissance soutenue, même dans l'hypothèse où l'on arriverait à en assurer une meilleure régulation. Et peu d'économies compensatrices sont à attendre du côté des flux financiers descendants. La part relative des dépendants jeunes n'est plus guère appelée à évoluer. Il y a maintenant vingt-cinq ans que nous sommes stabilisés sur un niveau de fécondité bas et les gains qu'on en attend parfois en termes de dépenses d'éducation ont ou plutôt auraient dû déjà être engrangés. Seule la compensation par la baisse des dépenses d'assurance chômage est à envisager, au cas où se réaliserait le retour au plein emploi, mais les ressources qu'il dégagerait restent clairement en deçà des besoins de financement de la retraite.
L’autre solution, la dérive à la baisse du niveau de vie relatif des retraités, suivrait les directions prises par la réforme de 1993. La croissance peut y aider, en renforçant l’effet des mécanismes de désindexation des retraites par rapport aux salaires, mais cette pseudo-solution n’a rien de satisfaisant. Ce serait défaire ce qu'avaient réussi à faire les dernières décennies en terme de convergence des niveaux de vie des actifs et des retraités. Et ce serait, précisément, assister à ce retour du risque vieillesse au niveau micro-économique. Une retraite moyenne plus faible par rapport au revenu des actifs, cela veut bien dire une plus forte proportion de retraités sous le seuil de pauvreté, seuil dont la définition est elle aussi relative.
Quels remèdes alors ? Puisque ce risque concernerait les faibles retraites, une option est de développer la redistribution verticale au sein du système de retraite. Ce choix serait un virage important par rapport à la tradition contributive de notre système. Elle aurait une autre conséquence : à ressources données, des taux de remplacement plus élevés pour les faibles salaires ou les carrières courtes signifient des taux de remplacement plus faibles pour les salaires plus élevés. Pour ceux-ci, la question de compléments de retraite financés par d’autres voies ne pourrait alors être éludée. A moins d’imaginer un relèvement marqué de l’âge de cessation d’activité, soit contraint, soit guidé par le renforcement des incitations à prolonger la vie active. Mais on sait l’absence de consensus qui existe encore, c’est un euphémisme, autour de cette solution.
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