L’interaction informatisation/prédation aux origines de la crise de l’économie contemporaine
On dit que la crise économique actuelle est une crise « financière ». Certes elle s’est amorcée dans le secteur financier. Mais en la qualifiant ainsi, ne rate-t-on pas une cause qui, plus profonde, est moins visible ?
L’économie des pays riches est passée, autour de 1975, d’un système technique fondé sur la synergie entre la mécanique et la chimie à un autre, fondé sur la synergie entre la microélectronique et le logiciel .
Or la science économique a été créée au XVIIIe siècle pour rendre compte de l’industrialisation. L’informatisation la déconcerte : en transformant les conditions matérielles de la production, elle adresse un défi à l’intellect.
La profession des économistes a naturellement un réflexe défensif. Elle ne veut voir dans l’informatique qu’une technique parmi d’autres, dans l’ordinateur qu’une machine de plus : ainsi il n’y aurait rien de neuf sous le soleil. Elle est confortée dans cet aveuglement par les sophismes des gourous médiatiques, et aussi – il faut le dire – par l’adhésion des informaticiens à une conception étroitement technique de leur discipline.
D’une économie mécanisée à une économie informatisée
Le passage d’une économie mécanisée à une économie informatisée a pourtant des implications profondes.
La machine assistait l’effort physique que demande la production, l’automate assiste l’effort mental. L’interface entre la société et la nature était assuré naguère par l’alliage entre le travail humain et la machine, il l’est aujourd’hui par l’alliage entre le travail humain et l’automate programmable.
Le réseau ouvre à l’action un espace logique, ou sémantique, où l’accès à la mémoire et la puissance informatiques s’affranchit des contraintes géographiques. La tentation était de soumettre, voire d’assimiler l’être humain à la machine ; elle est aujourd’hui de soumettre, voire d’assimiler l’être humain à l’ordinateur.
Tout comme la machine l’informatique n’est ni bonne ni mauvaise : sa puissance peut servir le pire comme le meilleur. C’est un continent nouveau dont nous découvrons les ressources et les dangers.
Il en résulte un désordre des valeurs, un désarroi des orientations, un affolement de l’action semblable à ce qu’ont vécu les hommes du XIXe siècle lorsque l’économie s’industrialisait. Ils ont connu l’urbanisation sauvage, l’exploitation effrénée de la force de travail, la lutte des classes, les révolutions, les nationalismes, impérialismes et colonialismes, l’industrialisation de la guerre elle-même. L’accès légitime à l’aristocratie est passé par la naissance sous l’ancien régime, par la fortune après la Révolution, par le diplôme au XXe siècle. Il passe aujourd’hui par les médias.
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Si on se limite à l’économie et pour peu que l’on regarde les choses froidement on voit que l’automatisation de la production, outre ses effets sur la productivité et la structure de l’emploi, suscite une baisse du coût marginal de production et donc l’émergence d’une fonction de coût à rendement d’échelle croissant.
Dès lors l’équilibre économique ne peut plus obéir au régime de concurrence parfaite. Pour éviter l’écueil d’un monopole naturel généralisé à tous les secteurs, il s’établit sous celui de la concurrence monopoliste : c’est ce dernier modèle que le raisonnement doit alors prendre pour référence. Déployons ses implications.
Chaque produit se diversifie en variétés répondant chacune aux besoins d’un segment de marché. Il en résulte que la fonction d’utilité prend pour argument non plus la quantité consommée des divers biens, mais la diversité qualitative des variétés auxquelles le consommateur peut accéder. On passe ainsi d’une économie de la quantité à une économie de la qualité : l’émergence récente du besoin d’environnement en est une manifestation.
Comme par ailleurs le coût marginal est faible, la (quasi) totalité du coût de production est dépensée lors de la phase de conception du produit : que l’on pense aux puces électroniques et aux systèmes d’exploitation, mais aussi aux automobiles et aux avions. Il en résulte une économie du risque maximum car le coût de production, d’ailleurs poussé vers le haut par la recherche de la qualité, est avancé en (quasi) totalité avant que l’entreprise n’ait reçu une première réponse du marché à son offre.
Pour limiter le risque, chaque produit sera élaboré par un partenariat d’entreprises ; par ailleurs, des services aideront le consommateur à trouver dans la diversité des variétés celle qui lui convient, puis à l’utiliser. Ainsi, chaque produit consiste en un assemblage de biens et de services élaboré par un partenariat, assemblage auquel un système d’information procure sa cohésion.
Des structures relationnelles féodales
Cette économie est la plus efficace, la plus productive que l’humanité ait jamais connue. Cependant, et de façon paradoxale, elle renoue avec les structures relationnelles de la féodalité, où une classe guerrière de propriétaires fonciers dominait et opprimait la majorité productive de la population. À l’échange équilibré transaction par transaction, qui caractérisait l’économie industrialisée, succède en effet le retour à un équilibre global (et approximatif) entre prédation et charité. L’État, qui avait été édifié comme un rempart contre les pouvoirs féodaux, est démantelé avec la privatisation rampante des réseaux, de la police, du système pénitentiaire, de l’armée etc.
De nombreux témoignages rendent compte de la résurgence de la domination féodale (sous des formes nouvelles) au profit d’une classe de prédateurs au cœur de l’économie. Il est trop facile, et trop tentant, de récuser les témoins en disant qu’ils sont un peu tapés – ils sont en effet sortis des rails confortables du cursus honorum – mais on ne peut pas récuser les faits qu’ils rapportent, même si les concepts de la comptabilité nationale et des modèles économiques n’ont pas été conçus pour les accueillir, même si pour des raisons évidentes leur évaluation quantitative est difficile.
L’économie d’un grand pays comme la Russie est devenue la proie de prédateurs, oligarques et « siloviki » issus de l’ancien KGB. Des régions entières (Chihuahua au Mexique, Campanie, Calabre et Pouilles en Italie) sont dominées économiquement et politiquement par une mafia. L’argent volé, évadé, détourné représenterait 2 à 5 % du PIB mondial, soit 1 000 à 2 500 milliards de dollars par an. 800 milliards de dollars par an seraient blanchis, sans compter la fraude fiscale.
Le prédateur
Le prédateur est « celui qui se nourrit de proies » (Littré) : il ne produit pas mais s’empare du bien des autres. Dans toute population, dans toute profession existe une proportion de personnes qui ont ce goût-là, et les autres peuvent céder à la tentation. La prédation ne sera donc jamais nulle mais elle sera plus ou moins forte selon le contexte. On ne pourra jamais la supprimer, mais on peut la contenir.
Il arrive que la prédation soit le fait d’un individu qui exploite par exemple une faille qu’il a trouvée dans le système comptable ou dans la sécurité informatique : mais elle reste alors occasionnelle. Le plus souvent, la prédation est le fait d’un réseau de prédateurs organisés capable d’intimider, dissuader et corrompre.
Le prédateur est vigilant, actif, rapide. Il est superficiel (il est plus facile de prendre que de produire) mais séduisant et les médias aiment à le représenter en action. Il a une culture à lui, et des valeurs dont rendait compte l’adolescent de Campanie qu’a cité Saviano :
L’entrepreneur crée et produit, le prédateur prend et consomme : ces deux types d’homme sont donc à l’opposé l’un de l’autre. Mais le prédateur aime à se déguiser en entrepreneur et par ailleurs il arrive qu’un entrepreneur, même personnellement honnête, soit contraint de recourir à un procédé illégal. Les apparences pouvant être trompeuses il faut pour distinguer ces deux types d’homme examiner le résultat de leur action à moyen – long terme, et dans le combat contre la prédation l’appareil judiciaire doit savoir user d’un fin discernement.
Une économie du risque maximum
Le retour de la prédation est un corollaire de cette économie du risque maximum qui est apparue avec l'informatisation : dans cette économie, les acteurs qui adoptent un comportement prédateur bénéficient en effet d'un avantage compétitif. Celui qui se refuse à corrompre les acheteurs s’expose au risque de ne plus avoir de clients. La pratique des caisses noires alimentant commissions occultes et rétrocommissions se généralise, on estime qu’elles représentent 40 % du commerce international. Siemens, Total, Alcatel, Thalès y ont eu recours, et ont fait l’objet de poursuites. La lutte contre les concurrents passe par l’espionnage et le débauchage des experts. La segmentation tarifaire permet de s’approprier le surplus du consommateur.
Le revenu de la mafia en Italie est estimé à 7 % du PIB, sans compter le trafic de drogue : prêt usuraire, racket, vol, escroquerie, trafic de déchets, contrefaçon. Cette dernière fait plus de victimes que le terrorisme car elle alimente le commerce de médicaments et de produits alimentaires frelatés : antigel dans la glycérine des sirops contre la toux, mélamine dans le lait des nourrissons etc. Le trafic des déchets pollue le sol, l’eau, les produits agricoles, la santé des personnes dans des régions entières.
Les prédateurs étant à l’affût, tout patrimoine mal protégé est attaqué et pillé – il en est ainsi, en particulier, des ressources naturelles des pays pauvres, ainsi que des entreprises que le marché boursier sous-évalue : elles seront découpées et revendues par morceau. Les paradis fiscaux (Luxembourg , Liechtenstein, City de Londres) facilitent le blanchiment de l’argent illicite : les mafias peuvent ainsi alimenter en tant que de besoin la trésorerie de leurs filiales légales, ce qui confère à celles-ci un avantage compétitif évident. Dans certaines économies le cadre honnête, l’ingénieur bien formé, n’ont pas d’autre destin que d’être les salariés des mafieux.
Les fonds de placement ont exigé du système productif une norme de rendement de 15 % supérieure à ce qui était possible : la « création de valeur pour l’actionnaire » s’est appuyée sur une ingénierie comptable (hors bilan, filialisation des pertes etc.), édifiant ainsi une pyramide de Ponzi systémique à côté de laquelle celle de Bernard Madoff paraît modeste.
Modèles et modélisation
En déplaçant la « dotation initiale » des agents économiques, la prédation remet en cause la validité des modèles économiques existants. Ainsi dans l’économie contemporaine chacune des exogènes dont partait le modèle économique fondamental – dotation initiale, fonction de production, fonction d’utilité – est désormais une endogène en amont de laquelle il faut savoir remonter pour modéliser sa formation.
Cela ne signifie pas que la science économique soit devenue impossible ou inutile, bien au contraire. Mais le renversement de ses hypothèses fondamentales, qui étaient devenues pour les théoriciens sources d’habitudes et de réflexes, appelle à une mise à jour radicale.
Il en est de même pour le comportement des entreprises, des consommateurs et des politiques. On a pu expliquer la crise des années 1930 comme la conséquence de leur inadaptation à une économie industrialisée dont la productivité avait cru fortement : les uns comme les autres épargnaient à l’excès. On peut expliquer la crise contemporaine comme le résultat d’une inadaptation à l’économie informatisée. Du côté des consommateurs, la qualité n’est pas encore devenue le critère principal de la satisfaction. Les politiques ont pour seul souci la « fracture numérique », qui n’est en regard de l’informatisation qu’un problème secondaire. Les entreprises n’ont pas encore conçu la doctrine d’emploi de l’informatique, ne maîtrisent pas l’ingénierie d’affaires nécessaire aux partenariats et rechignent à déployer les services qu’elles croient improductifs.
Pour quitter la théorie et revenir à l’actualité, il est possible d’expliquer la crise financière actuelle par une informatisation mal utilisée ou alors non maîtrisée. Quand les réseaux suppriment la distance géographique, quand on peut lancer d’un simple clic une cascade d’opérations programmées au préalable, la simplicité de la procédure masque la complexité de ce que l’on fait.
Mais le risque semblait s’évanouir tant il était devenu systémique : comment concevoir en effet que la finance mondiale puisse s’effondrer d’un bloc ? Dès lors, les freins qui s’opposaient à la prise de risque (et à la croissance corrélative du rendement) devaient être levés : ils le furent. Ceux qui incitaient à la prudence perdirent leur emploi, les outils de contrôle et de supervision furent débranchés. Les prédateurs se sont régalés. On connaît la suite.
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