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01 juillet 2009

La crise financière : quelles conséquences pour la formation ENSAE ?

Publié par Christian Gourieroux (1972) | N° 35 - Variances

Au cours des dix dernières années, l’ENSAE a connu un développement important en Finance et Assurance. De nombreux cours spécialisés ont été régulièrement introduits pour accompagner le développement de ces secteurs d’activités. L’Ecole propose plusieurs filières de 3ème année dans ce domaine : Actuariat, Contrôle et Gestion des Risques, Econométrie de la Finance, Ingénierie Financière (quant), Macroéconomie Financière, Analyse des Marchés et Finance d’Entreprise, et près de 70 % de ses étudiants occupent à leur sortie des emplois dans ces secteurs.
La crise actuelle conduit à se poser diverses questions concernant cette orientation et le futur de l’Ecole : Faut-il modifier les programmes des filières de Finance et d’Assurance ? Si oui, dans quel sens ? Ces filières continueront-elles à attirer un nombre d’étudiants aussi important qu’auparavant ? Sinon, quelles autres filières pourraient les remplacer et comment les mettre en place ? Faut-il externaliser les filières de Finance de l’Ecole concernant soit les questions de financement, soit les liens avec le Ministère des Finances ? Difficile évidemment de répondre à ces questions, sans rappeler la genèse de la crise et son déroulement.

La crise financière
Le développement des marchés
Il y a eu au milieu des années 1990 une volonté politique, notamment aux États-Unis, de développer en parallèle les marchés de crédit et d’investissement, afin de favoriser la croissance. Cette période a vu l’apparition de nouveaux « produits » : dérivés de crédit et fonds spéculatifs, qui, bien qu’existant auparavant, n’avaient ni la même importance, ni la même complexité. Elle a aussi vu des changements de régulations pour favoriser ce développement et/ou l’organiser.
Certaines règles ont été allégées notamment pour les crédits hypothécaires aux États-Unis, à la fin du second mandat Clinton. Des régulations peu contraignantes ont été introduites pour les dérivés de crédit et les fonds spéculatifs, permettant la création de sociétés d’investissement hors bilan, de sociétés off-shore… Les règles comptables ont été modifiées avec des bilans en valeur de marché… Face à ces modifications d’inspiration libérale, d’autres régulations ont été proposées et partiellement mises en place pour contrôler les risques. Elles sont connues sous le nom Bâle 2 pour la Finance et Solvabilité 2 pour l’Assurance. Elles reposent sur trois « piliers » : un mode de calcul des réserves pour couvrir les risques, une vérification des modèles internes de suivi du risque des banques et compagnies d’assurance, une obligation minimale de transparence. La mise en application dépend de la volonté des pays. Ainsi, pour Bâle 2, elle est obligatoire pour les banques dans la Communauté Européenne avec une mise en place effectuée en Décembre 2007, obligatoire au Canada, Japon, Russie, Australie... avec des dates de mise en place diverses (fin 2009 pour le Canada, par exemple), mais appliquée seulement à 15 % des banques américaines (avec mise en place prévue en 2009-2010).
En Finance, ces règles reposent beaucoup sur l’existence de notations (rating) permettant de classer les investissements selon leur risque plus ou moins grand. C’est par exemple le cas des conditions d’investissement des fonds de pension qui ne peuvent acquérir de titres notés spéculatifs (inférieur à BB). C’est aussi le cas des calculs de réserve sous Bâle 2, plus de réserves étant nécessaires pour couvrir les risques mal notés. Il y a donc en parallèle un développement du marché de la notation avec des agences comme Standard & Poor’s, Moody’s, Fitch, Fair-Isaac, qui ont rapidement proposé leurs services pour noter aussi bien des obligations émises par les firmes ou les états (souvent leur métier initial), que des crédits hypothécaires, des crédits permanents, des dérivés de crédits, des contrats d’assurance…

Il est important de comprendre ces aspects car la crise financière actuelle est en partie une crise d’adolescence avec un développement trop important, trop rapide et mal maitrisé.

Le déclenchement de la crise
Ce déclenchement est assez lent et principalement lié aux attributions de crédit individuel aux États-Unis. En fait diverses règles antérieures ont été supprimées : la zone géographique ne peut être introduite comme variable de score (Community Reinvestment Act de 1977), des crédits hypothécaires peuvent être attribués sans information vérifiée sur l’emprunteur, essentiellement sur la base de la valeur estimée du logement acquis. Par ailleurs d’éventuels crédits complémentaires peuvent être obtenus, si la valeur de ce logement augmente. Ainsi des ménages sans capacité réelle de remboursement pouvaient emprunter pour rembourser leur prêt hypothécaire par effet pyramide sur la seule base de ce logement, qu’ils n’avaient pas encore payé. Il faut aussi mentionner le fait qu’aux États-Unis un emprunteur hypothécaire défaillant ne peut être poursuivi que sur son logement, pas sur ses revenus futurs, et que la plupart des prêts aux États-Unis sont à mensualité indexée et à 30 ans, ce qui va réduire considérablement les possibilités de renégociations.
Le début de la crise date du milieu de l’année 2006, avec un retournement important des prix de l’immobilier. Dès ce moment, on s’attend à l’éclatement de l’effet pyramide, les ménages surendettés ne pouvant payer les mensualités, et au fait que les investisseurs en immobilier exercent leur option de défaut, dès que le prix du bien est inférieur au capital restant dû du crédit. Il y a de l’ordre de 50 % de défaillances provenant d’emprunteurs ayant acheté pour louer et exerçant cette option, ce qui explique le nombre important de locataires pauvres expulsés de leur logement.
Cet effet est détecté rapidement, mais se trouve dilué et caché dans les montages complexes de dérivés de crédit, empêchant de savoir exactement quel est le risque induit dans ces dérivés. La révélation grand public des problèmes avec ces dérivés date d’août 2007, lorsque des fonds spéculatifs de BNP Paribas et d’Axa sont gelés, c’est-à-dire mis temporairement hors cotation, par la difficulté à en connaître une valeur raisonnable. Dès ce moment, apparaît une possible crise de liquidité, discrètement gérée par quelques banques centrales, telle la Banque Centrale Européenne ou celle du Canada, qui acceptent en dépôt des titres risqués de banques, et peuvent le faire sans le déclarer de par leur statut. Ceci n’est pas permis à la Federal Reserve, qui ne peut recevoir que des titres de notation maximale. Les titres hypothécaires risqués sont alors aux États-Unis déposés auprès des agences semi-publiques Fannie-Mae, Ginnie-Mae, Freddie-Mac, qui se retrouvent avec plus de 50 % de ces titres sans avoir les réserves correspondantes, ces agences n’étant pas soumises à Bâle 2. Elles seront les premières à être soutenues par l’État américain au milieu de l’année 2008. Ceci déclenchera alors une peur sur les dérivés écrits sur ces titres, dont un des spécialistes était Lehmann-Brothers, ainsi que sur les CDS (« assurance-vie » sur des entreprises) non soumis à Bâle 2, dont le principal détenteur sans réserves suffisantes était AIG.

La contagion financière
Il y a les contagions directes dues à des faillites spécifiques (comme la faillite de Lehmann-Brothers) ou aux difficultés des rehausseurs de crédit (c’est-à-dire des assureurs de crédits) expliquant certains problèmes de Dexia ou de Natixis, par exemple.
Il y a les contagions dues au fait que certains marchés ont quasiment disparu. Sans échange sur les dérivés complexes de crédit, il n’y a plus possibilité de valoriser. Ces circonstances conduisent à une diminution de la valeur des réserves existantes. Or celles-ci doivent chaque jour être reconstituées et même augmentées pour couvrir les nouveaux risques. D’où des ventes d’actions par exemple, qui font chuter les marchés, détériorent les bilans et les réserves, qui doivent être reconstituées… et la boucle est en place.

Les interventions
Les interventions coordonnées des banques centrales en septembre-octobre 2008 ont semble-t-il été efficaces pour enrayer cet effet de boucle. Elles ont essentiellement consisté :
1 - à injecter de la liquidité en acceptant en dépôt des titres risqués (mais elles ne peuvent le faire trop sans perdre leur crédibilité) ;
2 - à assouplir momentanément certaines règles comme celle des calculs de réserve en valeur de marché qui avait un effet accélérateur en période de crise ;
3 - à surveiller d’autres « secteurs » financiers, pour faciliter leur atterrissage en souplesse, par exemple pour les crédits permanents ou pour les fonds spéculatifs.

La crise économique

La contagion à l’économie réelle sera significative notamment aux États-Unis. Pour le comprendre, il faut se replacer dans l’environnement du ménage américain. Ce dernier a trois types de dépenses importantes durant sa vie : son logement, l’éducation de ses enfants, le financement de sa retraite. Ces dépenses sont du même ordre de grandeur, les dépenses d’éducation universitaire d’un enfant équivalant au prix d’un logement. Or les dépenses d’éducation ou le financement des retraites sont en grande partie effectuées par l’intermédiaire de fonds spécialisés, fonds d’étude et fonds de pensions, qui ont actuellement perdu de 30 à 50 % de leurs valeurs. Sans remontée importante des valeurs des actions et des fonds d’investissement ayant survécu, ceci aura un effet durable sur les demandes des ménages américains, et donc sur l’économie, même si cet effet commence juste à être perceptible.

Conséquences pour l’Ecole

Faut-il modifier les programmes ?
Il y a eu dans la presse beaucoup d’attaques sur les « matheux de la Finance », qui auraient créé sans aucun lien avec la réalité, des jouets qu’ils ne pouvaient contrôler. La genèse de la crise montre que les responsabilités sont pour le moins partagées entre politiques, directions des banques, régulateurs, agences de notation…, et que la crise n’a pas été due aux produits exotiques, même si ceux-ci ont participé à la contagion. L’ingénierie financière sera toujours nécessaire, mais de même que, dans la construction d’immeubles, on distinguera l’ingénieur, l’architecte, le promoteur immobilier… il ne faut pas croire que l’ingénieur financier est le plus adapté pour concevoir de nouveaux produits, pour en contrôler l’utilisation, ou pour les vendre. Il aurait dû y avoir dans certains établissements financiers des équipes plus diversifiées et des personnes ayant une culture plus large pour les gérer.
De ce point de vue, les étudiants suivant les deux dernières années de l’Ecole ont effectivement une culture large incluant en plus de la Finance, de l’Economie, de la Statistique et des aspects liés au contrôle des risques. Seuls certains de ceux ne suivant que la troisième année, avec des choix trop spécialisés de cours, peuvent se retrouver avec une culture trop étroite, souvent trop mathématique et loin des réalités. De façon plus générale, une spécialisation en médecine demande plusieurs années. Si dans le passé, en raison de la demande de financiers par le secteur d’activité, beaucoup de personnes ont été formées au domaine en un an seulement, une telle formation en un an est clairement insuffisante.
L’examen de la crise actuelle a révélé quelques autres aspects importants.
1. Les économistes ont été très absents aussi bien dans la définition des nouvelles règles comptables et des nouvelles régulations, que dans la gestion à chaud de la crise. Il a souvent été considéré qu’Economie et Finance sont deux sphères séparées (voir par exemple l’article de Roger Guesnerie dans le Monde, 28 janvier 2009). Il est important que certains cours d’économie intègrent plus les aspects d’intermédiation financière et les questions d’épargne et de crédit, et que les cours de Finance fassent le lien avec les aspects économiques.
2. Certaines théories économiques qui étaient enseignées et pouvaient paraître obsolètes sont apparues pertinentes. L’un des exemples concerne l’étude des modèles d’intervention des banques centrales. Dans les années 2003-2006 leurs instruments théoriques de contrôle sont apparus inefficaces, mais certains se sont révélés très utiles au moment de la crise. Même si des crises apparaissent tous les 10-20 ans, il devrait y avoir un minimum d’information sur les politiques économiques adaptées à ces situations.
3. Lorsque les valeurs de marché se sont révélées irraisonnables pour certains dérivés de crédits, les investisseurs les plus responsables et courageux ont essayé de connaître la composition de ce qu’ils détenaient. Il fallait pour cela lire de l’ordre de 400 pages pour voir quels étaient les divers titres hypothécaires sous-jacents à un CDO par exemple. De plus, cet effort ne pouvait servir que ceux qui avaient une bonne connaissance de ces produits de base. De façon générale un étudiant en Finance devrait avoir de bonnes connaissances des produits, des marchés et de leur fonctionnement…, connaissances qui souvent leur font défaut, et s’acquièrent difficilement, lorsqu’ils sont à temps plein devant un écran dans une salle de marché.
4. Les dérivés de crédit, les fonds spéculatifs sont non seulement des produits, mais aussi des sociétés : special purpose vehicle, hedge fund. La connaissance des structures juridiques correspondantes et leur raison d’être semble manquer dans les programmes.
5. La crise aurait-elle été évitée, si les étudiants avaient été sensibilisés aux aspects déontologiques ? Même si des fraudes diverses sont régulièrement mises en évidence, elles sont peu différentes de celles constatées dans d’autres secteurs d’activité. Un cours de déontologie apparaît peu utile pour apprendre qu’il ne faut ni voler, ni mentir. En fait les raisons profondes de la crise viennent du fait que les intervenants ont souvent traité des produits qu’ils ne connaissaient pas et utilisé des méthodes de valorisation ou de gestion de portefeuille, qu’ils ne comprenaient pas. La crise a révélé le manque de contrôle interne et externe des opérations financières, et surtout le manque de « permis de conduire ». S’il apparaît à tous normal d’exiger des permis de conduire pour une voiture, une moto, un camion, une ambulance, il existe dans le secteur bancaire un tel permis aux États-Unis (appelé certificate) pour un niveau 2-3 ans après l’équivalent du baccalauréat et rien en France (Actuariat mis à part). Dit simplement, il existe un permis de conduire pour un véhicule standard, mais presque n’importe qui peut conduire un « special purpose vehicle », beaucoup plus dangereux. La nécessité de niveaux minima pour les divers métiers de la Finance est en discussion et l’ENSAE, spécialiste des enseignements dans ces domaines, devrait s’y impliquer.
6. Finalement, dans les cours plus mathématiques, il faudrait insister plus sur le fait que les résultats ne sont valables que si les hypothèses sont satisfaites, discuter celles-ci et leur manque de robustesse.

Le nombre d’étudiants en Finance restera t’il important ?
Dans le passé, le grand nombre d’étudiants était dû à la fois au grand nombre d’offres d’emploi et à des niveaux de rémunération plus élevés, bien que très hétérogènes. Au niveau mondial les pertes d’emploi dans les secteurs financiers sont nombreuses et se comptent en centaines de milliers. Sur ces centaines de milliers, beaucoup de financiers avaient eu une formation accélérée en un an, et la crise actuelle va certainement permettre de sélectionner des profils plus adaptés. À court terme, les offres d’emploi sont moins nombreuses et la concurrence est à la fois plus forte et plus faible.
Elle est plus faible, car beaucoup de filières en Finance, généralement les moins prestigieuses ont déjà fermé ou réduit considérablement leurs effectifs.
Elle est plus forte, car dans la période actuelle, certains financiers de bon niveau ayant perdu leur emploi réinvestissent dans un MBA par exemple et vont se trouver en concurrence avec les nouveaux sortants avec en plus une expérience professionnelle.
Si l’Ecole conserve ses exigences d’excellence, de culture suffisamment diversifiée, ne se concentre pas sur des formations de quant en un an, opère une sélection sévère des étudiants et fait connaître à l’extérieur cette politique, l’Ecole pourrait sortir renforcée de cette crise.

Quelle(s) filière(s) pour remplacer la Finance ?
En dépit de la crise, les métiers de la Finance et de l’Assurance ne vont pas disparaître. Il y aura toujours besoin de crédit, de financement de ces crédits par titrisation, de marché à terme de matières premières… Une plus grande standardisation des produits, des marchés plus transparents peuvent permettre à ces secteurs de revenir à leur importance antérieure.
Mais jouons le jeu. Que proposer à, disons, 60 étudiants, qui quitteraient la filière Finance ? Le succès passé de cette filière apporte deux éléments de réponse.
 Le métier généraliste de statisticien économiste, cœur de la formation à l’école dans les années 70-80, a vécu et un retour en arrière est peu réaliste.
 Une filière à succès ne peut être créée qu’en fonction de métiers et de domaines d’applications. Ce sont ces métiers et domaines d’applications d’avenir, qu’il faut détecter avec précision, sans se laisser emporter par des effets de mode (dont les métiers du développement durable pourraient être un exemple).

Faut-il externaliser les enseignements de Finance de l’Ecole ?
L’externalisation peut concerner le financement et/ou le lien avec le Ministère des Finances.
La crise apporte des informations intéressantes sur les divers systèmes d’éducation supérieure, et leur financement plus ou moins public selon les pays. On peut distinguer trois systèmes de financement des études.
 Le système français, où les études supérieures sont quasiment gratuites et financées par l’état.
 Le système australien, où les études sont payées ex-post par l’étudiant, par un pourcentage accru de son impôt sur le revenu fonction du niveau d’études supérieures atteint et payé durant sa vie active.
 Le système privé américain (il existe aussi un système public), où les études sont payées ex-ante par l’étudiant, celui-ci pouvant bénéficier de prêts bancaires, ou de bourses étudiantes.
La crise actuelle montre que le système privé américain est très fragile. Les dotations des principales universités privées, investies dans des fonds spécialisés, ont perdu beaucoup de leur valeur, quand dans le même temps les revenus des frais d’inscriptions baissent. En effet les étudiants subissent à la fois les pertes des fonds spécialisés d’étude constitués par leurs parents, et les restrictions de crédit-étudiant des banques. Cette mauvaise situation financière a conduit plusieurs universités américaines à retirer dès cette année des postes proposés sur les job markets. C’est le moment pour les institutions d’enseignement Européennes, dont l’ENSAE, de recruter.
Surtout, l’ENSAE a un rôle de service public de formation en Finance à tenir, notamment à une période où les besoins de régulateurs formés à haut niveau apparaissent importants. Ce rôle devrait être défini en liaison avec les instances de régulation. Il pourrait prendre la forme d’une filière régulation. Celle-ci devrait mêler un public de jeunes étudiants et d’anciens « Quants » de haut niveau recherchant une reconversion.

Autrice

Christian Gourieroux (1972)

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