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01 juillet 2009

Les mathématiques : sources ou solutions au problème de la crise financière ?

Publié par Antoine Paille(1977) | N° 35 - Variances

La finance a connu une révolution conceptuelle dans les années 1970 avec la prise en compte de l’aléa et sa formalisation, des modèles de portefeuilles optimaux et l’évaluation des options. La modélisation mathématique est entrée au cœur de toutes les salles de marché ouvrant la voie aux ‘quant’, personnes à forte culture mathématique.
On peut retenir au moins quatre zones de la finance où les mathématiques financières ont connu des champs d’application concrets, et où le fonctionnement de la finance tel qu’il s’est développé sur les 20 dernières années, ne serait pas viable sans les ingénieurs financiers.
Ce sont le calcul du besoin de capital qui fait la passerelle entre les emplois de la banque et ses fonds propres, le marché du crédit (incluant la question de la titrisation, les Crédit Dérivatives Swaps ainsi que les problématiques de rating), les dérivés actions et la gestion alternative (hedge funds).
Ces quatre zones sont depuis juillet 2007 profondément affectées par la crise financière. Et si elles ont des caractéristiques économiques et techniques distinctes, les trois zones marchés (crédit, action et gestion alternative) ont en commun d’avoir connu une croissance explosive sur les 10 dernières années, puis de connaître avec cette crise un ralentissement voir un arrêt brutal. Quant au calcul du besoin en fonds propres, il s’agit d’une question stratégique d’où découle la rentabilité des activités et par voie de conséquence les ressources mises pour les développer.
L’ambition qui a présidé au développement de ces secteurs était de mieux maîtriser le risque en le quantifiant et en mettant en place des instruments de marché permettant de le gérer ou de le mutualiser.
L’objectif de ce document est de décrire ce qui s’est passé dans chacun de ces secteurs et les enjeux auxquels ils sont maintenant confrontés.

Le calcul des besoins de capital : les défauts de la mesure, les excès qu’il a générés
Le système de calcul des besoins en fonds propres fait la distinction entre risques de contrepartie et risques de marché. Rentrent notamment dans la catégorie risques de contrepartie les prêts classiques collatéralisés ou non collatéralisés.
Les risques de marché concernent les produits négociables. Ils sont déterminés sur la base de la Value at Risk et calculés à partir des modèles internes des banques ce qui est un travail classique des ingénieurs financiers.
Les obligations issues de la titrisation ont été perçues comme des risques de marché, au motif qu’elles sont cotées et que leurs détenteurs peuvent s’en défaire à tout moment. Or, durant la dernière crise, la liquidité réelle de la grande partie de ces obligations titrisées a été quasiment inexistante et pratiquement ces obligations ont un risque qui est identique à celui de simples prêts.
À montant de capital donné, les banques pouvaient investir environ dix fois plus d’obligations titrisées que de prêts. L’attrait est considérable car les banques ont pu considérer que la rentabilité sur capital était dix fois plus importante sur les obligations titrisées que sur les prêts classiques.
Nous sommes ici en présence d’une norme édictée par la réglementation (Bale 1 et 2) incohérente, c'est-à-dire arbitrable. Les banques sont ensuite placées devant un dilemme : soit elles investissent massivement sur les produits titrisés et peuvent afficher des retours sur fonds propres élevés, soit elles n’utilisent pas cette possibilité et risquent d’être rangées parmi les banques peu performantes. Les banques anglaises, américaines et suisses ont probablement fait le premier choix.

Le marché du crédit : les motifs du dérapage

Le marché du crédit s’est développé suivant les axes suivants :
1. Placement de crédits auprès de ménages américains.
2. Regroupement de ces crédits, titrisation et éventuellement regroupement de différentes catégories de crédits titrisés afin de mutualiser les risques.
3. Recherche d’un rating ou d’un rehaussement auprès des agences.
4. Commercialisation (banques, assurances)
Dans ce processus, le rôle des ingénieurs financiers a consisté à modéliser les portefeuilles pour déterminer les constructions éligibles au rating. Les paramètres de ces modèles (distribution des taux de défaut, corrélation entre les différents risques) sont principalement issus des bases de données historiques.
Le dérapage de cette construction résulte de son succès même : lorsque l’appétit des banques pour investir dans ces papiers titrisés s’est développé, la rareté s’est déporté sur la matière première, à savoir les crédits originels. Pour accélérer la constitution des crédits, les banques d’investissement américaines originatrices sont progressivement passées dans un modèle intégré en rachetant les établissements distributeurs de crédits hypothécaires et en leur demandant d’accélérer la distribution. Les principes de prudence dans l’octroi des crédits hypothécaires ont disparu et la réalité des risques s’est radicalement écartée des données historiques. Par conséquent les paramètres des modèles de calcul de risque sont devenus totalement faux.

Dans ce dispositif, la clé a résidé dans les organismes de rating et de rehaussement. L’Histoire s’interrogera longtemps pour savoir comment et pourquoi ils ont pu fournir d’excellentes notations à ces opérations alors même qu’ils avaient à leur disposition l’information sur l’ampleur du phénomène et son caractère atypique.

Pour les mathématiciens financiers, le dilemme est semblable à la question sur les besoins de fonds propres : peut on se satisfaire du travail fait pour obtenir le rating (travail souvent conséquent) et permettre ainsi la commercialisation ? Pour obtenir ce rating, la construction doit se conformer à une norme, mais cette norme est erronée, c’est-à-dire qu’elle ne correspond pas au risque qu’elle est censée décrire.
La sensibilisation à l’économie et à la finance me semble là aussi une nécessité afin d’être en mesure d’examiner de façon critique les hypothèses du modèle.

Les dérivés actions : une construction française assez équilibrée
À la différence du marché du crédit et de la gestion alternative où l’origination du risque et sa gestion sont américaines et où les européens se contentent d’assurer la distribution en Europe d’un risque américain, la gestion du risque sur les dérivés action est dominée par les banques françaises, principalement par la Société Générale. Cette position de leader donne une capacité à des acteurs non américains de ne pas subir les évolutions de marché et d’identifier en amont où sont les véritables risques.
Un tel succès est suffisamment rare dans l’histoire de la finance depuis la dernière guerre mondiale pour qu’il mérite d’être encouragé et soutenu.
Cette industrie qui s’est considérablement développée rencontre quatre problèmes :

1- le risque opérationnel (l’affaire Kerviel). Ce risque a été trop négligé. Il s’est probablement accru avec l’extension de l’utilisation d’internet pour confirmer rapidement les transactions alors même qu’internet est extrêmement peu sécurisé. Les confirmations ‘by ink’, se font toujours par la poste avec des délais qui ne sont pas compatibles avec les activités marchés. Les confirmations électroniques sécurisées restent partielles. Il s’est également probablement accru en laissant aux différentes entités (front office, back office, risk control, comptabilité) la possibilité de créer des bases de données indépendantes plutôt qu’établir un process intégré et transversal. Enfin la segmentation des différentes unités de contrôle fait probablement perdre la vue d’ensemble économique.
2- l’impact de la baisse tendancielle du taux d’intérêt sans risque : les structures de garantie de capital résultent de l’adition de deux instruments, un zéro coupon qui fournit la garantie et une option qui fournit le rendement. La baisse tendancielle du taux sans risque a diminué la place disponible pour payer la prime de l’option, si bien que les structures à garantie de capital ne sont plus très ‘sexy’. Sous cette contrainte, se sont développés des thèmes de structuration de l’option (dont la corrélation) qui visent à diminuer le prix de l’option mais qui risquent d’être cosmétiques.
3- Les limitations faites à la vente à découvert qui s’apparentent, à mon sens, à un contrôle des prix. Cette limitation réduit les possibilités de couvrir les portefeuilles, interdit les arbitrages entre titres ou entre secteurs qui permettent d’assurer un lien et une cohérence entre les différents segments. Les prix deviennent inefficients car toute une catégorie d’acteurs se voit interdit d’exprimer leur vue sur le marché. On a vu récemment sur un autre secteur, le marché du pétrole, le chaos qui résultait d’une situation où tous les acteurs, dans leur diversité, n’expriment pas leur point de vue sur le marché : les pays producteurs n’ont pas vendu à terme afin de sécuriser leurs revenus lorsque les prix montaient fortement, ce qui a rendu possible un excès haussier qui crée maintenant un excès baissier. L’importance de la volatilité qui en résulte, gèle l’activité sur le secteur et empêche toute décision d’investissement. Sur le marché des actions, il me semble indispensable que les acteurs puissent exprimer librement leur frayeur, leurs doutes pour qu’un plancher puisse être trouvé.
4- l’insuffisance de la collaboration entre banques afin de déterminer des standards de marché et limiter le risque opérationnel ou de contrepartie. Le marché s’est développé sur une base de gré à gré c'est-à-dire sur une relation bilatérale, ou très peu de compatibilité existe entre les différents systèmes. Au-delà d’une certaine taille de marché, cette absence de compatibilité crée des engorgements massifs. La perte par exemple de la Société générale ou de la BNP d’environ 400m d’euros lors de la faillite de Lehman Brothers montre qu’on a atteint la limite de ce qu’il est possible de faire sur une base purement bilatérale. L’épaisseur du trait est devenue excessive. Cette coopération devrait aboutir à la création d’unités de compensation, à des systèmes de confirmation sécurisés et rapides et peut-être au transfert sur marchés organisés d’un certain nombre de produits. Les anglo-saxons ont une tradition plus forte que les français de coopération lorsque la nécessité fait loi. Dans le cas des dérivés actions et dans la mesure où les français sont leaders, c’est à eux de prendre la tête de l’organisation de la structuration du marché.
Les problèmes identifiés ci-dessus sortent du domaine des mathématiques financières. Concernant les maths financières, elles ont très bien trouvé leur place au sein des dérivés actions, à mon sens sans problème particulier.

La gestion alternative : l’utilité et la crise des hedge funds

Un des objets de l’industrie financière est de fournir le service de ‘pricer’ les actifs. Ce service sera de bonne qualité si le prix est robuste, liquide, empreint de peu d’incertitudes. Les acteurs des autres filières pourront utiliser cette référence afin de prendre des décisions économiques fondées. Cette industrie prend toute son importance si on considère que le premier outil de régulation d’une économie libérale est le prix, et qu’il est indispensable aux économies de marché que ces prix soient significatifs.

Ce travail n’est pas facile : il y a de nombreuses incohérences et déséquilibres dans le système. Par exemple, les entreprises cherchent des ressources longues (dette ou action) alors que les épargnants attachent une valeur considérable à la liquidité à court terme. Ce hiatus est renforcé lorsqu’il y a absence de fonds de pension qui pourraient fournir des emplois longs.
Les hedge funds cherchent les inefficiences de marché pour les arbitrer. Tant que ces inefficiences existent, ils ont intérêt à intervenir et par leur intervention contribuent à résorber l’inefficience et à rendre les prix significatifs et solides. Si le marché est ‘plus efficient’, l’industrie est en surcapacité, et ne rémunère plus ses acteurs qui disparaissent. C’est, donc, dans son objet, une industrie respectable. La France peut, par ailleurs, y avoir un avantage compétitif.
Cette industrie a également des fragilités :
1. Ce sont souvent de petites équipes dont l’actif unique est le savoir-faire et qu’elles tentent de protéger, d’où une culture du secret. Elles ne peuvent communiquer sur leur savoir-faire au risque qu’il se répande et que le biais qu’elles ont repéré soit exploité par d’autres et qu’il disparaisse. Leur principal outil de communication est la performance passée, argument faible puisque, comme on sait, la performance passée ne présage pas des performances futures, surtout dans ce domaine où la tendance naturelle est la suppression des biais. Cette culture du secret ouvre des espaces importants pour les escrocs de type Madoff qui de plus, ayant exercé sur une longue période, peuvent se prévaloir d’une performance passée et susciter la confiance.
2. Les investisseurs particuliers ont de ce fait du mal à trier le bon grain de l’ivraie, et ont raison de se tenir à l’écart.
La crise a révélé ces fragilités et entrepris un ménage sérieux.
L’approche des banques européennes sur ce secteur s’est concentrée sur la distribution, avec deux modèles dont l’un s’est effondré et l’autre tient la route et semble promis à un avenir :
1. Constitution de feeder funds en Irlande et Luxembourg (pays à règlementation allégée) pour obtenir le passeport européen de commercialisation et déversement des fonds récoltés sur des hedge funds américains, tentative de se défausser de la responsabilité de la sélection de la qualité des hedge funds ou le feeder funds investit et du contrôle des sommes investies. Cette approche n’a clairement pas d’avenir.
2. Constitution de fonds de fonds sur base de plate forme gérée par la banque européenne (modèle de la Société générale) qui réplique les opérations faites par le hedge fund et peut ainsi garantir leur matérialité, leur risque et leur valorisation. Cette approche présente toutefois l’inconvénient pour les hedge funds que le distributeur a accès à leur savoir.
La France semble avoir tous les atouts pour constituer une belle industrie de hedge fund, organisée rigoureusement. Il lui reste toutefois à accepter le principe de son utilité. Ce domaine est également un domaine très utilisateur de mathématiques financières et d’ingénieurs financiers.

Même si, en conclusion, les mathématiques financières ont donc été mêlées de près à la crise, elles ne peuvent en être considérées comme la cause.
Parmi les causes, mentionnons l’imprécision des règlementations bancaires (Bale 1 et2) face à un marché, qui lui est extrêmement précis, crée un hiatus générateur d’arbitrages qui ont des conséquences extrêmement violentes.
Il apparaît également que la libéralisation de l’économie et la mondialisation des marchés se sont effectuées parallèlement à une dégradation des systèmes statistiques. Face à la mondialisation, nous ne disposons pas de système d’information mondiale et nous n’observions qu’après coup ce qui se passe. Il est par exemple inquiétant que le FMI dans le Global Financial Stabilité Report d’Octobre ait comme source d’information principale sur l’étendue du problème financier immobilier américain, les banques d’investissement américaines qui ont été à l’origine du problème et qui risquent d’instrumentaliser le FMI.
Il apparaît également qu’après dix ans de croissance extrêmement rapide, les trois marchés, crédit, dérivés actions et gestion alternative arrivent à une butée. Pour le crédit, le modèle doit être revu de fond en comble. La reconstruction passera vraisemblablement par une segmentation plus précise des types de risque et la constitution de gisements homogènes. L’idéal serait que chaque gisement donne lieu à un marché à terme et qu’un fee soit prélevé sur chaque transaction qui permettrait de financer un organisme de rating dédié, chargé de valider la qualité du gisement et dont l’intérêt serait plus proche des investisseurs que des émetteurs.
Concernant les dérivés actions, le ralentissement de l’activité lié à la crise a peut-être permis de venir à bout de l’engorgement de haut de cycle. Mais pour que cette industrie puisse connaître un nouveau cycle de croissance, il faudrait que des efforts soient menés afin de réduire les expositions de gré à gré (clearing House).
Concernant les Hedge Funds, il apparaît nécessaire qu’il y ait un intermédiaire entre les investisseurs et les fonds et que cet intermédiaire agisse au service des investisseurs et que sa responsabilité puisse être engagée sur ce thème.
Enfin, les agents économiques, particuliers comme entreprises, cherchent des points de repère fiables et que l’une des vocations que peuvent se donner les banques, est de se constituer en marques (‘Brands’) qui garantissent une sécurité et une qualité de leurs produits et services.

Autrice

Antoine Paille(1977)

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