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09 octobre 2008

Services publics : de la tradition à la modernité

Publié par Philippe Nasse, magistrat honoraire | N° 34 - Les métiers de l'environnement

Le « service public » désigne à la fois les missions du service public, les moyens affectés et les acteurs qui les mettent en œuvre. Les nouvelles frontières du service public sont dessinées par les transformations simultanées de ces trois domaines. La nouvelle frontière du bien public passe loin de notre conception traditionnelle de l’Etat. La nécessité de faire face à toujours plus de missions publiques se heurte une autre nécessité tout aussi impérieuse : limiter les coûts.


La réflexion sur les fondements économiques du service public prend sa source dans l’analyse des devoirs du souverain. Elle est présente au 18° siècle chez les auteurs fondateurs de l’économie classique. Adam Smith ne s’est pas contenté d’établir que la main invisible du marché transformait en satisfaction générale des comportements individuels seulement guidés par la cupidité, il marque aussi qu’il existe des biens ou des services auxquels la main invisible ne saurait pourvoir. Ils sont donc à la charge du « souverain ou de la république ». Les deux premiers d’entre eux sont la défense et la justice. Mais Adam Smith ajoute autre chose. « Le troisième et dernier devoir du souverain ou de la république et celui d’élever et d’entretenir ces ouvrages et ces établissements publics dont une grande société retire d’immenses avantages, mais qui sont néanmoins de nature à ne pouvoir être entrepris ou entretenus par un ou par quelques particuliers, attendu que, pour ceux-ci, le profit ne saurait jamais leur en rembourser la dépense ».
Comme on le voit, on est très proche de la définition moderne des services publics : « services essentiels auxquels le marché ne pourvoit pas de façon satisfaisante ». Seul le contenu de cet « essentiel » a beaucoup changé depuis Adam Smith.
Dès le début du 20° siècle, la doctrine du service public française va s’élaborer en même temps que se développent les services publics eux-mêmes. Le nom de Léon Duguit, juriste constitutionnaliste, reste attaché à cette élaboration. Elle se développe selon deux principes : d’abord la satisfaction de l’intérêt général dont une caractéristique majeure est de s’identifier à « l’interdépendance sociale » car on ne parle pas encore de cohésion sociale ; ensuite le respect du principe, devenu constitutionnel, d’égalité entre les citoyens dans l’accès à ces services, ce qui implique notamment la continuité territoriale ou temporelle de leur production. Les moyens de la mise en œuvre du service public sont le régime de la concession d’abord, puis la constitution des grands monopoles d’Etat et les nationalisations d’entreprises. Les administrations locales et centrale -l’Etat- sont en quelque sorte les maîtres d’ouvrage. Elles répondent devant le juge administratif de leur conception de ce qu’est l’intérêt général selon le Droit qu’élabore le Conseil d’Etat. Ainsi dans la France du 20° siècle, comme ailleurs mais plus qu’ailleurs, l’Etat se place au cœur du service public. Ses plus hauts fonctionnaires en élaborent le Droit ; la fonction publique exerce la tutelle des grands monopoles d’Etat et des entreprises nationalisées, ou contrôle les concessions ; les agents publics ou para publics assurent les tâches d’exécution non seulement relatives aux responsabilités régaliennes traditionnelles mais relevant aussi de « l’intérêt général » comme précédemment défini.
Aujourd’hui, ce puissant édifice se lézarde sous l’effet de son propre poids. Les administrations sont conservatrices : une tâche autrefois classée comme d’intérêt général le restera à jamais. Mais l’intérêt général n’a pas de limites connues : chaque jour qui passe voit se créer de nouveaux besoins impliquant l’extension du service public. Continuer de laisser croître le service public pose donc un redoutable problème de coût, ce qui incite à réfléchir à ce à quoi il sert, à son efficacité, à son financement et surtout à ses solutions alternatives qui cependant conserveraient ses deux principales finalités : assurer les tâches régaliennes et maintenir la cohésion sociale.
C’est ce mouvement de reconstruction qui nous atteint aujourd’hui, venu principalement d’Europe. La France – il faut bien le reconnaître – a mis du temps avant d’accepter d’y participer. Ancrés dans nos certitudes, nous avons longtemps confondu les instruments de notre service public – l’Etat, ses entreprises et ses fonctionnaires – avec les finalités du service public, la satisfaction de l’intérêt général et la recherche de la cohésion sociale. La remise en cause des instruments est, parfois, vécue dans notre pays comme une attaque contre leurs finalités, suscitant une réaction d’autant plus forte qu’elle s’apparente à de la légitime défense : celle du service public « à la française ». C’est pourquoi il est nécessaire de revenir à la double origine – sociale et économique – qui légitime le service public afin de cerner clairement quelles sont ses missions dans le champ social, quel est son objet dans le champ économique pour déterminer ensuite quels moyens de l’exercer seront les plus efficaces au plan de l’organisation et de la mise en œuvre.

Une difficile définition

La première caractéristique du « service public » est que les termes eux-mêmes véhiculent une pluralité de sens qu'il est utile de distinguer. Ils désignent en premier lieu les missions du service public ; mais ils ont trait aussi aux moyens utilisés pour exercer ces missions ; ils s’appliquent enfin aux acteurs mettant en œuvre ces moyens. Pour dégager les nouvelles frontières du service public, il est indispensable de préciser ce dont on parle : les missions touchent évidemment à l’essentiel ; les moyens sont à choisir par référence à l’efficacité la plus élevée possible ; les acteurs sont l’élément le plus subsidiaire du trio.

Les missions

Dans le rapport qui lui avait été commandé par le Premier ministre après les grandes grèves de 1995, le vice-président du Conseil d’Etat définit les missions du service public par leurs finalités. Il en distingue quatre qui s’ajoutent aux missions régaliennes traditionnelles :
- « satisfaire les besoins sociaux de tous les membres de la collectivité nationale ou locale concernée », sans qu’il y ait « d'exclu du bénéfice du service en raison de handicaps physiques, économiques ou autres » ;
- « promouvoir une utilisation efficace et équilibrée du territoire et des ressources à l’échelon régional, national ou communautaire » ;
- « commander des actions coordonnées que le fonctionnement des marchés ne produit pas » particulièrement « lorsque le long terme est en cause » ;
- apporter « à la cohésion sociale une contribution qui n’est pas d’ordre matériel » mais « symbolique ».

Des missions au-delà du régalien

Cet effort de clarification des missions fait apparaître les trois domaines essentiels du service public : lutter contre l’exclusion, notamment économique ou financière ; aménager, au sens large, le territoire puisqu’il s’agit du territoire régional, national, voire européen ; suppléer aux imperfections du marché. L’ampleur de cette énumération montre que cette façon nouvelle de réfléchir au service public ne conduit nullement à diluer le champ de ses missions.

Les moyens

En ce qui concerne les moyens utilisés pour assurer une mission de service public, ils sont d’une autre nature que la mission elle-même, et ne doivent pas lui être identifiés. Il n’y a pas de moyens plus « publics » que d’autres. Par exemple, la loi sur l’aménagement du territoire prévoit que chaque français doit pouvoir disposer à proximité raisonnable de son domicile de transports rapides : c’est la mission. Mais le choix entre TGV ou ligne aérienne relève des moyens. Il ne devrait dépendre que d’un calcul économique visant à déterminer, en chaque cas d’espèce, le moyen le plus efficace. Soumettre ainsi le service public à des exigences d’efficacité n’est pas le réduire, au contraire. La contrainte ne porte que sur le moyen, pas sur la mission. Plus le moyen sera efficace, plus sera grande la quantité de service rendu pour satisfaire la mission, à coûts donnés.

Les acteurs

Enfin les acteurs susceptibles de mettre en œuvre les moyens propres à l’exécution d’une mission de service public sont divers eux aussi, et pas nécessairement publics au sens de l’appartenance à la fonction publique ou para publique. Le cas simple d’une entreprise de statut public en situation de monopole tend à devenir particulier au milieu de beaucoup d’autres cas possibles : entreprises de statut privé bénéficiant d’un monopole ou d’une délégation de service public, entreprises en concurrence mais bénéficiant de subventions publiques, entreprises purement privées et en concurrence mais obéissant à un cahier des charges précis etc. Le choix de l’acteur est subsidiaire par rapport au moyen retenu et surtout par rapport à la mission. A cahier des charges donné et appliqué, il faudrait choisir le plus efficace, le moins coûteux.
En définitive la frontière entre public et privé n’est pas si floue que cela. Elle est parfaitement claire au niveau des missions. Les domaines du service public ne sont en rien réduits dans cette approche nouvelle. C’est la nature de la borne frontière qui est en train de changer. On reconnaissait la frontière à la forme particulière de sa borne : dans le cas le plus classique, une entreprise publique, en situation de monopole, servie par des agents sous statut. Il faudra de plus en plus identifier la frontière par la nature de la mission exercée et non par le statut de celui qui l’exerce.

Une légitimité économique forte

La seconde caractéristique des services publics qui les enracine dans l’histoire et les légitime, c’est leur capacité à corriger le marché non plus au plan social –corriger les iniquités du marché– mais au plan purement économique : corriger les imperfections du marché.
On ne s’intéressera ici qu’aux quelques cas reconnus par les économistes comme des imperfections de marché écartant de l’optimum. Ces cas représentent en quelque sorte le noyau dur du service public, le champ où la collectivité est fondée à agir au lieu de laisser faire le marché.
Il y en a deux principaux : le monopole naturel et le bien collectif, en laissant à part la question des externalités non prise en compte dans les prix de marché.
Monopole naturel
Il y a « monopole naturel » lorsqu’une activité demande pour être entreprise des investissements préalables très importants en capital, brevets, embauches, etc. qui permettent ensuite de faire face à une demande quasi illimitée. Il est facile de voir que mettre plusieurs entreprises en concurrence sur ce type d’activité ferait monter et non baisser le prix puisqu’il faudrait rentabiliser ces investissements très coûteux effectués inutilement plusieurs fois.
Connu depuis longtemps, ce cas d’espèce a donné naissance aux grands monopoles publics comme l’EDF ou la SNCF car il serait coûteux pour la collectivité de dupliquer les lignes électriques ou voies de chemin de fer existantes. Pourtant, le grand vent des réformes qui secoue le service public n’épargne pas ces entreprises. L’analyse montre en effet que le monopole naturel est dû au réseau mais que le service - de transport au cas d’espèce - qu’il rend peut être ouvert à la concurrence. C’est pourquoi l’EDF a filialisé son réseau de transport et le soumet au contrôle de la Commission de régulation de l’énergie, afin de transporter sur ses lignes de l’électricité produite par des entreprises concurrentes. Dès aujourd’hui, la législation impose à la SNCF d’accueillir sur ses voies des trains appartenant à des concurrents. La distinction entre missions, moyens et acteurs du service public s’avère dans ce cas aussi, particulièrement utile. Seule la mission est irrévocablement publique, alors que les acteurs peuvent cesser de l’être. Mais si la mission est exercée par une pluralité d’acteurs pas forcément publics, un nouveau besoin public apparaît : celui de faire respecter des règles, par exemple de tarification ou de sécurité. Le champ du service public change de nature : il quitte le domaine du « faire » pour celui du « contrôler ».
Bien collectif
Un « bien collectif » est un bien dont la consommation est librement accessible à tous sans que la consommation de chacun ne restreigne la consommation des autres. L’exemple historiquement classique est celui du phare maritime : tout navire en bénéficie ; ce bénéfice n’en prive pas les autres. Le marché pourvoit très mal à ce type de besoin car le libre accès ôte toute incitation à payer. Une variante restreinte du bien collectif est le « bien de club » : le bien n’est collectif que pour les membres du club. Par exemple, le film sur Canal Plus est un bien collectif pour les membres du club ayant acquitté l’abonnement au décodeur. De fait, le service public pourvoit à l’essentiel des grands biens collectifs : la justice, la défense nationale, l’enseignement public. Ce dernier exemple montre pourtant que la production des biens collectifs peut être assurée en concurrence par des acteurs privés. Mais, dans tous les cas, le financement reste assuré par l’impôt. On n’imagine pas que les réformes du service public modifient profondément la situation des biens collectifs. Mais des acteurs de tous statuts pourraient les produire dans le cadre d’un contrat public.
Au total, même en se limitant à la mission « économique » visant à corriger les imperfections de marché, le champ du service public apparaît vaste et, probablement, toujours croissant, notamment dans le domaine des biens collectifs. Mais la nature du service public se modifie : si elle s’étend, au plan des missions et des moyens, elle se restreint pour ce qui concerne les acteurs de strict statut public afin d’accueillir une pluralité d’acteurs de tous statuts, soumis à des contraintes d’efficacité, voire de rentabilité plutôt qu’aux règles de la gestion administrative.

A la frontière entre le politique et l'économique

En conclusion, la définition même du « bien public » n’a pas changé : il s’agit toujours de fournir à la collectivité ces « biens et services essentiels auxquels le marché ne pourvoit pas de manière satisfaisante ». Mais la liste de ces biens et services se modifie ; la manière d’apprécier la qualité satisfaisante de ce que fournit le marché se transforme ; la façon dont la collectivité s’organise pour qu’il y soit pourvu change elle- aussi.
La liste des biens et services publics s’allonge. Aux grandes fonctions régaliennes historiquement à la charge « du souverain ou de la république » se sont ajoutés les services sociaux qui sont légitimement à la charge de l’Etat en vertu de la mission de cohésion sociale et de lutte contre l’exclusion imputée aux services publics selon l’analyse du vice-président du Conseil d’Etat. En aucune manière on observe une réduction des biens publics et une contraction du champ du service public.
Le jugement sur le caractère socialement satisfaisant de ce que fournit le marché se transforme lui aussi, cette transformation étant évidemment liée à celle de la liste des biens et services publics. La méthode des « bons » valables pour l’acquisition d’objets précis (les bons de charbon délivrés par la mairie aux économiquement faibles de la commune…) régresse au profit d’allocations monétaires ciblées, ce qui préserve l’identité de la personne aidée et sa liberté de dépenser selon ses choix. Mais à l’inverse, l’accès gratuit à des services jusqu’alors marchands se développe aussi : en prévoyant un accès gratuit – sous condition de ressources – aux assurances complémentaires, la Couverture maladie universelle a introduit une innovation majeure. Ces transformations épousent aussi celles des modes de vie. Le « pain gratuit », utopie du 19° siècle, serait aujourd’hui parfaitement réalisable mais n’est plus désiré ; en revanche, la question du développement des banques alimentaires, c’est à dire la question de leur financement est d’une actualité prenante. La mission d’aménagement du territoire, reconnue comme l’une des quatre missions publiques essentielles est porteuse de changements dont nous ne voyons encore que les prémisses. La réponse actuelle aux interrogations qu’elle suscite est de maintenir à l’identique la présence des services publics dans les zones abandonnées par le marché. Il s’agit d’un pis allé sommaire qui répond mal à l’exercice de la mission, pour un coût élevé.

Efficacité obligatoire

C’est dans l’organisation collective visant à pourvoir à ces besoins publics que les transformations sont les plus fortes. Nous découvrons peu à peu que l’action collective vers l’intérêt général ne s’identifie pas nécessairement à celle de l’Etat. A cet Etat qui décide, souvent dans le secret, et exécute lui-même se substitue un Etat qui contrôle et incite, réintroduisant la multitude des acteurs privés dans l’obtention de solutions d’intérêt général, avec une chance accrue donnée à la transparence. Une branche nouvelle de la théorie économique est en train de naître sous le nom d’économie de la réglementation , parallèlement au développement de sa praxis : des autorités de régulation voient le jour un peu partout ; les autorités de concurrence voient leur poids s’accroître ; la préservation de l’environnement ouvre un champ nouveau à la réglementation ; la correction des imperfections de marché commence à quitter l’entreprise publique pour s’opérer par la passation de contrats entre agents concernés. L’Etat prend le recul de celui qui prévoit, surveille et contrôle, sans nécessairement agir systématiquement lui-même.
La nouvelle frontière du bien public passe loin de notre conception traditionnelle du rôle de l’Etat ce qui heurte la spécificité française. La nécessité de faire face à toujours plus de missions publiques est le moteur profond de ce changement car elle se heurte à l’autre nécessité tout aussi impérieuse : limiter les coûts. On entend souvent dire que « le service public n’a pas à être rentable ». C’est exact, car s’il l’était, l’offre privée y pourvoirait, sans qu’il soit nécessaire de l’organiser publiquement. Mais ceci n’autorise pas le service public à être inefficace car dans ce cas, à dépense donnée, c’est moins de service qui est rendu et les citoyens n’y trouvent pas leur compte. Lorsque disparaissent l’aiguillon de la concurrence et la contrainte de la rentabilité, l’inefficacité menace.

Face aux besoins croissants de service public, la remise en cause des moyens mobilisés et des acteurs qui le rendent n’a que ce seul objectif : l’efficacité.

Autrice

Philippe Nasse, magistrat honoraire

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